Ruth
La mort du souvenir, Interview
Codemagazin, Belgien, 2006
Lukas Baden
Stefanie Scheurell (née à Berlin en 1980, vit et travaille à Karlsruhe) collabore avec sa grand-mère Ruth Wurmhöringer pour son travail artistique, dans lequel elle oppose, de façon tragi-comique, sa propre jeunesse au corps et au visage marqués par l’âge de sa grand-mère. Dignité et misère de la vieillesse, beauté et fragilité de la jeunesse, dans ce rapport d’alter ego se déploie le spectre de la recherche de l’individualité et de l’identité. Extrait d’une conversation entre Stefanie Scheurell et Lukas Baden, cofondateur du nouvel espace d’exposition Ferenbalm-Gurbrü Station à Karlsruhe.
Lukas : Comment fonctionne exactement
la collaboration avec ta grand-mère, Ruth
Wurmhöringer?
Stefanie : Je réalise d’abord des esquisses
et dessins de mes idées, puis j’explique à ma
grand-mère mes projets et lui demande si
elle accepte d’être mon « modèle », comme
elle se définit elle-même. Ensuite, je l’aide
à se changer, à mettre ses costumes, à se
maquiller... Mes gestes sont alors analogues
à ceux qui s’occupent de personnes atteintes
de démence sénile. Ces procédures sont très
exigeantes, tant pour la personne aidée que
pour celle aidant. Devant la caméra, j’aide
aussi ma grand-mère à se positionner et lui
dis quelle expression donner à son visage.
Penses que tu pourrais faire le même travail
avec d’autres personnes âgées, que tu pourrais
obtenir les mêmes résultats qu’avec ta grand-
mère?
Stefanie : Non. Selon moi, la réussite
artistique de mon travail est fortement liée à
sa personne. Au départ, il s’agissait pour moi
de réaliser un portrait, au sens artistique, de
ma grand-mère. Nos biographies respectives
jouent un rôle important dans ce portrait.
Lorsque j’étais enfant, ma grand-mère jouait
à se déguiser avec moi. J’ai détourné ce jeu
pour mon travail. Par ailleurs, ma grand-
mère a toujours voulu devenir actrice, sans
jamais avoir eu la liberté de le faire. Enfin,
nous avons construit une profonde relation
de confiance au fil des années et je pense
que c’est la base pour un travail tel que le
mien.
Qu’est-ce qui t’intéresse dans le travail
artistique avec une personne âgée?
Stefanie : L’âge laisse des traces tant visi-
bles qu’invisibles. J’utilise les rides et autres
changements physiques dus à la vieillesse
comme moyen de représentation, au même
titre qu’un faux nez ou que du maquillage.
La dégénérescence interne représente pour
moi la partie invisible. A cet égard, c’est sur-
tout la perte de la mémoire qui m’intéresse,
ce qu’on pourrait décrire comme la “mort du
souvenir”. Il faut être conscient que je colla-
bore avec une personne qui, un instant après
la prise de vue, ne sait plus que nous avons
pris une photo ! J’ai fait une série de photos
dans son logement, à la vue desquelles tout
semble au premier abord normal et rangé.
Sous un regard plus attentif, on remarque
néanmoins des détails étranges : dans son
délire, Ruth a toujours besoin de cure-dents;
elle en a donc emballé dans des mouchoirs et
les a cachés partout. On peut voir aussi ses
chaussettes dans le tiroir à couvert, le savon
dans le frigo, etc
Tes travaux ont un caractère anecdotique,
narratif, et ils apparaissent teintés de nostalgie.
Faut-il y voir une analogie avec l’attitude des
personnes plus âgées qui parlent souvent de leur
vie de façon rétrospective?
Stefanie : Oui. La narration est une
approche importante pour moi et qui me
semble évidente. A travers mes photos et
vidéos, j’aimerais que d’autres images et
d’autres histoires reviennent à l’esprit des
spectateurs.
Tes photos et vidéos abondent de moments
tragiques, de déchéance, de maladie, de
folie... Tu utilises une “esthétique de la peur”.
Pourtant, nombre de spectateurs sourient, voire
rient, face à tes images. Comment expliques-tu
ce paradoxe?
Stefanie : Tout d’abord, je pense que cela
a à voir avec le caractère de Ruth elle-même.
Dans sa vie, Ruth a toujours aimé être au
centre de l’attention et faire l’animatrice.
J’espère que les spectateurs rient avec elle
mais pas d’elle. Par ailleurs, c’est mon but
d’aborder un thème grave et triste, via une
mise en scène apparemment humoristique.
Cela permet, selon moi, d’aller plus loin
dans la compréhension de ce thème. Quand
le spectateur s’effraie de son rire, quand il
devient songeur et réfléchit aux raisons de
son rire, il entre véritablement dans l’image.
J’aime ce chemin absurde vers l’image. †
• Les travaux de Stefanie Scheurell peuvent être
vus en septembre 2006 chez CODE/BURO à
Bruxelles.
• Stefanie Scheurell expose également dans le cadre
de “Funny Games-Dead Serious” chez Ferenbalm-
Gurbrü Station à Karlsruhe de même qu’à
l’exposition « PAMINA » au musée d’Ettingen.